Dans le monde des arts visuels, il y eut quand même une vie à Montréal après Borduas. Elle commence en mai 1953, quelques jours après le départ pour New York du « père de l’automatisme », avec la spectaculaire exposition La Place des artistes, organisée par Marcelle Ferron,Fernand Leduc et Robert Roussil. Ce « Salon du printemps » nouveau genre sera l’occasion de la première manifestation publique de Molinari qui n’a pas encore vingt ans. Suivront en rafale La matière chante, considérée comme « le chant du cygne du mouvement automatiste » ; de mémorables expositions collectives à la Librairie Tranquille ; Espace 55, qui donnera lieu à une vive polémique entre Leduc et Borduas, et à un premier texte important de Molinari qui prendra position en faveur de ce dernier ; une impressionnante suite d’expositions au sous-sol du café-restaurant L’Échourie, coordonnées par Molinari qui y tiendra sa première exposition individuelle, avant d’accueillir le quatuor formé de Belzile, Jauran, Jérôme et Toupin qui y lanceront le Manifeste des Plasticiens ; puis viendront l’ouverture de la galerie L’Actuelle, dont il sera longuement question cette année à la Fondation, et la création de l’Association des artistes non-figuratifs de Montréal. Bref, il s’agit d’années fastes.
En mai 1955, Molinari et Fernande Saint-Martin ouvrent donc L’Actuelle. Le lieu est réservé exclusivement à la diffusion de la non-figuration, une forme d’art souvent mal appréciée à l’époque, tant de la part de la société en général que des musées. (On est ici aux antipodes du pluralisme absolu de La Place des artistes.) L’exposition inaugurale réunit une vingtaine de peintres qui offrent leurs oeuvres, dit le carton d’invitation, « au bénéfice de la représentation publique de l’oeuvre théâtrale de Claude Gauvreau ».
Encore un mal aimé ! Cela dit, la seule liste des exposants ferait saliver aujourd’hui n’importe quel directeur de galerie : pour mémoire, Borduas, Leduc et Riopelle ; Ulysse Comtois, Rita Letendre et Jean McEwen ; Paterson Ewen, Jean-Paul Mousseau et Claude Tousignant ; Molinari et Jean Goguen qui en est alors à sa toute première exposition. Et ce sont ces deux derniers que, soixante ans plus tard, la Fondation Guido Molinari a eu envie d’accueillir dans ses salles du haut, dont la configuration évoque les galeries de l’époque de L’Actuelle. Les deux vieux compagnons d’armes y sont réunis autour de quelques grands signes noirs sur papier, qui dénotent une forte complicité entre deux peintres considérés, par ailleurs et surtout, comme des coloristes de haut vol.
Pareille rencontre n’aurait pu avoir lieu du vivant des deux artistes, et pour cause! Molinari et Goguen avaient en quelque sorte deux attitudes opposées à l’égard de leurs travaux sur papier. Le premier ne se fera jamais faute de les exposer : la toute première exposition individuelle de Molinari, en 1954, ne comprendra que des dessins, de même que sa participation à Espace 55, l’année suivante ; en 1958, il présentera ses Calligraphies à la Galerie Artek et, en 1981, le Agnes Etherington Art Centre de Kingston fera circuler au Canada une importante rétrospective de ses « oeuvres sur papier » ; même ses grandes rétrospectives muséales (à la Galerie nationale du Canada, en 1976, et au Musée d’art contemporain de Montréal, en 1995) devront ménager chaque fois une place pour un corpus d’une trentaine de dessins ; et j’en passe. En contraste, Goguen n’a jamais voulu montrer ses expérimentations graphiques des années cinquante, qui avaient pourtant donné lieu à plus de deux cents feuilles (comme l’attestait, en 1991, une très belle exposition posthume de l’artiste, organisée par La Promotion des arts Lavalin à la maison de la culture Frontenac).
Alors que Molinari n’a jamais cessé de regarder ses dessins comme un accompagnement, voire un mode d’emploi, de ses tableaux, tout se passe comme si Goguen avait décidé de renier toute cette aventure calligraphique, dès lors qu’il s’est affirmé comme « plasticien », tendance « espace dynamique ». Il ne voyait pas que ces signes, tracés énergiquement avec de la modeste teinture pour le cuir, répondaient déjà à la définition qu’il donnera de l’art abstrait, en 1959, dans le catalogue de la fameuse exposition de l’École des beaux-arts : « Forme organisée qui possède sa propre vie, qui n’a aucune référence de la nature et qui est l’essence même de la pulsation dynamique. » Fort heureusement, s’il n’a jamais consenti à diffuser ce travail, au moins n’est-il pas allé jusqu’à le détruire (alors même qu’il a déjà déclaré l’avoir fait pour plusieurs de ses productions anciennes). Cette omission est peut-être significative de l’état d’esprit de Goguen.
— Gilles Daigneault
Consultez le dépliant de l’exposition :