Commissaires : Gilles Daigneault et Margarida Mafra
La Fondation Guido Molinari a présenté, du 30 septembre au 12 décembre 2021 une exposition réunissant des travaux de nos trois grands plasticiens dont les carrières partagent beaucoup de choses.
Ils sont nés entre 1932 et 1934 et ils étaient tous les benjamins de grosses fratries. Ils n’ont pas beaucoup aimé l’école, sauf les cours de dessin. Ils seront rapidement férus du travail de Mondrian et amoureux de musique contemporaine. Dans leurs tableaux, ils s’en tiennent à des formes géométriques simples en aplat — rectangles, carrés, triangles, losanges, cercles — avec des contours précis comme une lame de rasoir, et à des espaces dynamiques où la couleur n’est qu’énergie (sans rien perdre de son expressivité, au contraire). Très précocement talentueux, ils gagneront plusieurs prix. Au contraire des automatistes, ils avaient des affinités avec les peintres de New York, où ils ont exposé à plusieurs reprises, et une allergie déclarée à l’art français. Enfin, ils vouaient une sorte de culte à l’artiste américain Barnett Newman à qui ils rendirent explicitement hommage, entre 1967 et 1978, par des œuvres importantes.
C’est en 1961, à New York, que Molinari rencontre Newman dont il avait découvert les œuvres dans Art News en 1958. S’ensuivront une visite d’atelier et une intense amitié qui durera jusqu’à la mort de l’Américain en 1970. « Cette perte a été pour moi un grand désarroi. « Barney » comptait énormément dans ma vie : j’entretenais un dialogue très valorisant avec lui, il me donnait la licence de faire des transgressions, d’abandonner une image sécurisante… ». Pour signifier cette brisure, Molinari lui dédiera, en 1970, le premier tableau d’une petite série dont la nouvelle configuration rend visiblement hommage à Jéricho, une exemplaire «peinture de signe» et un chef-d’œuvre de Newman, réalisé quelques mois avant sa mort.
Huit ans plus tard, ce sera au tour de Gaucher de faire un sort à ce tableau fétiche de Newman. Gaucher réalise alors Jéricho, une lithographie imprimée à l’Open Studio de Toronto, et entame une série de « tableaux géants » (simples ou diptyques), élaborés sur le thème du triangle tronqué et regroupés sous le titre de Jéricho : une allusion à Barnett Newman. Bien sûr, ces œuvres montrent que Gaucher poursuit, devant le Jéricho de l’Américain, sa réflexion sur l’asymétrie et la diagonale qui l’occupe depuis déjà un moment, mais il est difficile de ne pas y voir aussi des réminiscences des architectures précolombiennes dont s’est épris le peintre depuis ses voyages dans le Yucatan et au Mexique, et dont il avait constitué une importante documentation photographique.
Enfin, c’est par l’entremise de son ami Molinari que Tousignant fera la connaissance de Newman, à peu près à la même époque. Il se rappelle surtout être tombé en arrêt, en 1962, devant son tableau Abraham (1949) au MoMA. En voyant cette proposition relativement austère, Tousignant fait un retour sur les tableaux qu’il avait exposés à L’Actuelle, en 1956, et qui l’avaient un peu décontenancé lui-même à l’époque : « Je trouvais dans Newman un espace d’une beauté dramatique. C’est exactement ce que j’essayais de faire en 1956 : dire le plus possible avec le moins avec le moins d’éléments possible ».
Trois ans plus tard, une autre expérience marquante avec une œuvre de Newman : Tousignant voit en personne la sculpture Here II. « Une œuvre déterminante, dira-t-il plus tard à Normand Thériault, qui m’a donné un tout autre sens de la sculpture ». Faut-il rappeler l’importance de la sculpture dans l’œuvre du peintre. En 1968, son Hommage à Barnett Newman sera un objet improbable, au carrefour du dessin, de la peinture et de la sculpture.
Les trois « hommages » sont ici réunis pour la première fois avec, en prime dans le coffre-fort de la banque de Molinari, une estampe de Barnett Newman, cadeau de celui qui fut un peu son mentor et beaucoup son ami… Et, pour faire bonne mesure, l’exposition propose un autre tableau de Molinari de la même série que son Hommage à Barnett Newman (avec peut-être une esquisse au pastel); une autre œuvre de Tousignant, qui mime sa sculpture sur un mode plus pictural et qui n’a jamais été montrée; et, à l’étage, une huitaine d’œuvres de Gaucher, de diverses techniques, qui montrent d’autres variations de ses « allusions » à Barnett Newman.
Trois photos de nos plasticiens par Richard-Max Tremblay accueilleront les visiteurs, à côté d’un portrait de Newman par le photographe torontois John Reeves, dont la Fondation vient de faire l’acquisition.
– Gilles Daigneault